Simon Worrall, pour National Geographic, publié le 11 Janvier 2015.
Connectés politiquement, les barons du bois ont détruit la plupart de la forêt tropicale de Bornéo. Les Penans se battent pour conserver ce qui reste.
 |
PHOTOGRAPH BY MATTHIAS KLUM, NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE |
Les forêts
tropicales anciennes ont laissé place à un paysage aride de plantations de
palmiers à huile et de leurs routes d'accès au Sarawak, l'un des deux Etats
dans l'île de Bornéo malaisien. Plus de 90 pour cent de la forêt primaire de
Bornéo a été détruite.
L'ancien
Premier Ministre britannique, Gordon Brown, a nommé la déforestation de
Sarawak, ancien ruban de forêt tropicale sur l'île de Bornéo en Malaisie,
« probablement le plus grand crime environnemental de notre temps. »
Depuis son bureau à Zurich, Suisse, Luka Straumann échange avec Simon Waroll. Il décrit le lien entre la corruption et la mauvaise gouvernance qui a
permis aux barons du bois de Malaisie de détruire une grande partie de la forêt
tropicale du Sarawak et d'exporter ce « modèle » à d'autres régions
du monde.
Il décrit également comment son
organisation utilise les points GPS et la cartographie pour aider le peuple
Penan de Bornéo à se battre pour leur patrie, et enfin ce que nous, lecteurs,
pouvons faire pour les aider.
Beaucoup de lecteurs ne sont pas familiers
avec Sarawak. Pouvez-nous, nous aider à localiser.
Sarawak est un état de la taille de l'Angleterre
et un des deux Etats Malaisiens sur l'île de Bornéo, qui est la troisième plus
grande île du monde. L’île est couverte presque entièrement d’une des plus
anciennes forêts tropicales de la planète. Mais aujourd'hui, il reste moins de
10% de la forêt primaire. Sarawak est l'un des points chauds de la
déforestation mondiale.
Gordon
Brown a appelé la déforestation de Sarawak l’un des pires crimes
environnementaux de l'histoire.
Sarawak possède un des habitats les plus
riches en biodiversité de la planète. Initialement, les compagnies forestières
viennent pour l'exploitation forestière dite sélective, en prenant les arbres
les plus anciens et les plus précieux. Quelques années plus tard, ils
reviennent pour prendre le reste des arbres les plus gros. Souvent, ils
reviennent une troisième fois, après quoi il ne reste plus grand chose à
prélever.
Si les communautés autochtones vivant
dans la forêt tropicale veulent construire une école pour les enfants, ils ne
peuvent plus trouver de bois. Ils n’ont pas souvent accès à l'eau potable parce
que toutes les rivières ont été polluées. Et tandis que les barons du bois sont
devenus milliardaires, les communautés sont restées très pauvres et le sont
encore plus qu’auparavant.
 |
PHOTOGRAPH BY MATTIAS KLUM, NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE |
Les billes de bois sont entassées
dans un dépôt de stockage de bois à
Sarawak. L’ auteur Lukas Straumann dit « La faible gouvernance et la
corruption ont permis aux barons du bois de la Malaisie de détruire une grande
partie de la forêt tropicale de l'État. »
Parlez-nous des Penans et comment leurs
vies ont été affectées par l'exploitation forestière illégale.
Les Penans orientaux étaient l’un des
derniers peuples de chasseurs-cueilleurs d’Asie du Sud. Ils avaient un style de
vie unique, antique, avec le sagou comme aliment de base. Ils pratiquaient
également la chasse au sanglier, au cerf et la pêche. Ils ont plus de 1 500
mots pour les plantes dont beaucoup ont une utilisation dans leur ethnobotanique.
Vers 1950, sous la pression de l'ancienne
puissance coloniale et chrétienne britanniques, les Penans se sont lentement sédentarisés.
Mais une poignée d'entre eux a décidé de rester nomade et de poursuivre leur
mode de vie traditionnelle. Aujourd'hui, il leur est devenu pratiquement
impossible de continuer car une grande partie de leur habitat a été détruit.
Un personnage intervient dans ce décor.
Il s’agit d’un homme se nommant Abdul
Taib Mahmud, alias Taib. Abdul Taib
Mahmud est né en 1936, et est l'un des dix enfants d'un artisan. Il est allé à
l'école grâce à une bourse de la Shell Oil Company, Sarawak étant également un Etat
producteur de pétrole. Plus tard, il est allé en Australie où il a étudié le droit.
Peu après l'indépendance, il est retourné
à Sarawak et devient à l’âge de 27 ans Ministre d’Etat dans le premier
gouvernement formé. Il est resté ministre depuis et ce post l’a rendu
extrêmement riche, le faisant dire qu'il a plus d'argent qu'il ne pourra jamais
en dépenser.
Sa famille a également amassé des milliards mais nous ne savons pas
combien car ils ne font pas preuve de transparence. Ils ont des parts dans plus
de 400 entreprises à travers 25 pays, ainsi que beaucoup d’investissements dans
des pays occidentaux comme les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et en
Australie.
Décrire la connexion entre le bois et la
politique au Sarawak.
A Bornéo dans les années 1960 se
développe un modèle de politique économique qui est intimement lié à la
déforestation. Les politiciens ont utilisé leur pouvoir pour distribuer des
concessions forestières aux hommes d'affaires en échange de pots-de-vin. Ce modèle
leur a été très bénéfique car il les a maintenus au pouvoir. Il est devenu donc
très difficile pour les opposants de réunir autant d’argent avant leurs
campagnes électorales. Taib a maintenant perdu le bureau du ministre en chef.
Mais il est toujours là comme le gouverneur du Sarawak, et sa famille a une
mainmise sur l'économie au Sarawak.
Ce modèle, qui reliait la corruption, la
destruction de l'environnement et le mépris des droits des autochtones, a été
un tel succès que les barons du bois de Malaisie ont cherché à l’exporter. D’abord, l’épuisement rapide de la forêt
tropicale du Sarawak signifiait qu'ils ne pouvaient plus accroitre leur profit.
Puis il était également risqué de dépendre d'un despote. Alors ils sont allés
conquérir d'autres pays, de préférence avec une gouvernance très faible, comme
le Cambodge après la guerre civile ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ils sont
aussi allés en Guyane, en Amérique du Sud et en Afrique de l'Ouest.
Aujourd'hui, ils sont parmi les plus
grands fournisseurs de la Chine continentale en bois tropicaux provenant d'Afrique
occidentale. De ce fait, Sarawak est
devenu le terreau pour un modèle qui s’est avéré destructeur non seulement à
Bornéo mais partout où il y a des forêts tropicales.
Preuve de corruption de Taib, une clé
USB vous a été remise. Décrivez ce qui est arrivé et ce qu'elle contenait.
Un des dénonciateurs que j’ai rencontré
lors de mes recherches m’ont donné une clé USB avec les dossiers secrets sur
les terres de Sarawak et du département
« Enquête ». Elles ont montré que de grandes étendues de terres de
l'État avaient été remises par le Ministre Taib aux membres de sa famille, qui
les a ensuite vendues à un prix beaucoup plus élevé.
Cette information est cruciale car toutes
les transactions des terres faites par l'État sont parmi les secrets les mieux
gardés. C’est là où les « meilleurs » politiciens font leur profit de
la privatisation des ressources publiques en les remettant dans les mains de
leurs familles et amis.
 |
PHOTOGRAPH BY MARIA STENZEL, NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE |
Les 7000 Penans de Bornéo ont été
parmi les derniers chasseurs-cueilleurs en Asie du Sud. La tribu Lakei Padeng réunit
300 Penans vivant encore de manière traditionnelle dans la forêt tropicale,
sélectionnent le bois pour construire un abri dans la forêt du Parc National de Gunung Mulu, au Sarawak.
Dans le chapitre " sarbacanes contre Bulldozers" vous décrivez la résistance des peuples autochtones à la déforestation. Parlez-nous de Harrison Ngau.
Harrison Ngau a été le fondateur de la section du Sarawak Sahabat Alam Malaysia qui est essentiellement la section malaisienne des Amis de la Terre. Il a grandi dans la communauté autochtone et est devenu un leader emblématique des populations autochtones de Bornéo, d'abord comme militant et plus tard comme avocat.
Aujourd'hui, il a un cabinet d’avocats de droit foncier à Sarawak. Il a reçu le Livelihood Award en 1987, pour son engagement à aider le peuple Penan, qui est une reconnaissance internationale majeure, et continue depuis son travail.
Un
des problèmes des peuples autochtones, c’est qu’ils n’ont pas la culture de
l’écrit pour résister aux bûcherons, les revendications territoriales sont
difficiles à justifier. Parlez-nous de la cartographie des projets et comment
l'histoire et la géographie peuvent être utilisés pour soutenir les
revendications territoriales autochtones.
Les Penans ont commencé à réaliser la
cartographie de leurs revendications territoriales traditionnelles dans les
années 1990. Ils ont été inspirés par les Premières Nations du Canada qui ont
réussi à cartographier leurs terres traditionnelles. Certains amis canadiens
des Penans disent : « Regarde, pourquoi ne commencez-vous pas à le faire
vous-même? C’est essentiellement le même système juridique hérité des
Britanniques. »
Donc ce que nous avons fait au cours des
dix dernières années, de façon systématique, est la cartographie des forêts
traditionnelles des Penans, d'abord à l’aide de leurs souvenirs, puis par la
suite en s’aidant du terrain. Nous avons formé des équipes de Penans, utilisé
le GPS pour enregistrer les lieux utilisant non seulement les terres mais aussi
les sites culturels. Par exemple, les arbres utilisés pour fabriquer les
sarbacanes ou les fléchettes empoisonnées. Ces arbres sont très bien connus.
Certains ont même des noms. Ils sont ce que vous pouvez appeler les arbres « culturellement
modifiés » parce que vous pouvez voir qu'ils ont été utilisés durant des
siècles.
Regarder la vidéo d’un aîné de la tribu des Penans faire une sarbacane à partir de rien.
Les Penans ont prouvé qu'ils ont occupés
et utilisés continuellement leurs terres et cela avant 1958. Donc, ces arbres
sont une indication importante. Nous avons enregistré aussi l'histoire orale et
généalogique. Toutes ces informations sont recueillies comme preuve que les
Penan ont utilisé ces terres.
Nous sommes très heureux parce qu’en mars
les deux premières affaires judiciaire des communautés des Penans orientaux iront devant
les tribunaux en Malaisie.
Un
autre héros de l'histoire : un militant suisse appelé Bruno Manser.
Parlez-nous de lui et le mystère entourant sa disparition.
Bruno Manser était ce que vous pourriez
appeler un militant typique des années 1980 qui a été à la recherche d'un
peuple qui vivait sans argent, à la recherche des racines des origines de
l'humanité, comme il l'appelait. Il tomba sur l’histoire des Penans dans un
livre écrit par un explorateur britannique du nord de Bornéo dans le 19ème
siècle.
Bruno a décidé d'aller à la rencontre de
ces gens. Il a rejoint une expédition et s’approcha d'eux et se demanda s’ils allaient
lui permettre de vivre avec eux. Ils étaient heureux d'avoir un étranger
intéressé par leur mode de vie et ils l'ont introduit peu à peu dans leur
culture. Vous pourriez dire qu'il était un natif. Il s’est adapté à un tel
point que les Penans l’ont appelé « Lakei Penan », qui signifie «l’homme
Penan ». C’était une reconnaissance de son respect pour eux et leur mode
de vie. Il a été également crucial pour aider les Penans à organiser leur
résistance contre l'exploitation forestière par les blocages de routes à la fin
des années 1980 et 1990.
Une théorie est qu'il a été assassiné.
Est-il vrai à cela ?
Nous ne savons tout simplement pas. Donc
je ne peux pas spéculer. Ce que nous savons, c’est qu’en mai 2000 il a disparu
dans la jungle de Bornéo. Soit il a été assassiné ou il a eu un accident.
Peut-être qu'il voulait juste disparaître. Nous ne savons pas. Rien n'a jamais
été trouvé. Pas même un sac à dos. Il est donc très difficile de dire. Nous
savons qu'il avait beaucoup d'ennemis. Il a également pris beaucoup de risques
et cela doit être dit.
Quel est le lien entre l'argent,
l'exploitation forestière et l’huile de palme ?
Le palmier à huile est aujourd'hui la
plus grande menace pour les forêts tropicales du monde, notamment en Asie du
Sud-Est, mais de plus en plus dans d'autres parties du monde. Une fois que les
forêts ont été exploitées trois fois de suite, pas beaucoup de bois précieux sont
laissés. Ainsi, les sociétés d'exploitations forestières deviennent des
sociétés de plantation, en diversifiant leurs activités à partir de
l’exploitation et l’extraction du bois jusqu’à la production de l'huile de
palme. Ils coupent de grandes étendues de forêts tropicales anciennes et
commencent à planter des palmiers à huile, une culture qui a un rendement très
élevé. L'huile de palme est l'huile végétale la plus utilisée dans le monde. Il
est également de plus en plus utilisé comme agro-carburant. Cela nous inquiète
un peu parce que la demande de produits alimentaires est limitée mais la
demande de carburant est quant à elle illimitée.
 |
PHOTOGRAPH BY MATTIAS KLUM, NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE |
Cicatrice de la monoculture : les plantations de
palmiers à huile à Sarawak ont décimé les forêts tropicales et les plantes
indigènes et les animaux. Du palmier à huile, Straumann dit, qu’il est la plus
grande menace des forêts tropicales, non seulement en Asie du Sud-Est mais
aussi dans le monde entier.
Quel est le rôle des banques
multinationales dans la déforestation de Sarawak.
Les compagnies forestières doivent avoir
accès aux marchés de capitaux internationaux et ils veulent avoir l'accès à
travers les plus grandes banques. Ainsi, les banques multinationales ont un
rôle important dans la fourniture de fonds de roulement pour les conglomérats (groupe constitué d'entreprises aux
activités très différentes) de bois malaisiens comme Samling Mondial qui
a été cotée à la bourse de Hong Kong en 2007, avec HSBC et Macquarie en
Australie agissant à titre de « runners ».
Les banques américaines comme Goldman Sachs ou les banques européennes comme la
Deutsche Bank ont également été étroitement liées au régime Taib au Sarawak.
Grâce aux fuites de documents que nous
avons reçus, il a été montré qu’UBS, grande banque mondiale suisse, avait
accepté jusqu'à 90 millions de dollars en paiements illicites liés au commerce
du bois à Bornéo. Nous avons déposé une plainte pénale en Suisse et ils ont
ouvert une enquête criminelle, actuellement en cours.
Le livre se termine par un signe d'espoir.
Parlez-nous du Parc de la Paix Penan.
Le Parc de la Paix Penan est un projet
unique. Dix-huit communautés autochtones de l'Est Penan ont décidé qu’elles
voulaient protéger leurs forêts : « Nous ne pouvons pas
attendre que le gouvernement le fasse. Nous ne voulons pas juste faire le
blocus des routes forestières. Nous voulons développer de façon durable notre
propre manière de mener notre vie, qui est toujours basée sur l'utilisation des
produits de la forêt mais aussi sur l'écotourisme.
Pour cela en 2010, ils ont fondé le Parc
de la Paix Penan. C’est l'une des zones de forêt tropicale primaire les mieux
conservées restant dans le nord du Sarawak. Les communautés sont très fières.
« Nous exigeons que le gouvernement
du Sarawak reconnaisse officiellement le Parc de la Paix Les Penans, permettant
ainsi à ses communautés de poursuivre leur mode de vie traditionnelle et de
contrôler leurs propres ressources naturelles comme ils l’ont fait depuis des
centaines d'années. »
Qu’est-ce que nos lecteur peuvent faire
pour aider le peuple Penan et d'autres comme eux dans le monde entier ?
Ils peuvent faire plusieurs choses. La
consommation durable est très importante. Il en va de la sensibilisation des
consommateurs. Quels produits utilisez-vous? Utilisez-vous du papier recyclé ?
Essayez d'éviter l'huile de palme et assurez-vous que le bois que vous achetez
est de Forest Stewardship Council (FSC) certifié et produit durablement.
Quelque chose que les gens ont tendance à
oublier, c’est en déposant leur argent à la banque, ils sont aussi actionnaires
de la déforestation. Écrivez à votre banque et demandez-leur de ne plus
soutenir la déforestation. Le secteur de la finance a un rôle clé dans le
changement. Aujourd'hui, malheureusement, ce n’est pas une problématique qui
intéresse les grands dirigeants de ce monde, seuls les consommateurs peuvent
obliger à changer de modèle.